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alexandra apperce : limousine

alexandra apperce : limousine
  • never-ending limo. un truc qui semble ne pas avoir de fin, un truc immense, une chose comme un fil très long, une aliénation tout comme je parle de passion, d' ambition ou d'or, et si je parlais simplement de l'appétit...
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alexandra apperce : limousine
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24 octobre 2006

Platinum !

                   « Un artiste de cirque qui se laisse applaudir, c'est déjà un bourgeois. »       magicircus1

                                                                      Jean Genet.

Camions et caravanes glissent sur la nationale en un étrange cortège vermillon et doré, l’ immense jouet articulé porte à son bord : une famille de sang ; des frères, des sœurs, des oncles, et puis d’autres, adoptés ça et là aux abords d’un village, au hasard de spectacles; ils s’étaient entendus dire : « bienvenue », parce que capables de prouesses avec leur corps et leur esprit et que tout être de cette trempe était immédiatement admis et invité à partager sa chair avec le reste de la troupe. C’est de ce sang-là qu’il était question. Le mot « famille » ne se bornait pas à la seule concordance génétique, il n’aurait su y avoir de cirque « Falco » sans le bris de ces conventions- là.

Bien sur il y avait la volonté que le nom des Falco ne s’éteigne pas trop vite, que les générations suivantes ne fuient pas toutes vers les avenirs luisants qu’offrait le monde extérieur, il y avait le cirque et il fallait le faire tenir debout, il n’était pas toujours simple de le faire comprendre à tous; devant l’attrait des avenirs fixes, le père n’avait pas toujours trouvé les meilleures parades, les consonances les plus fidèles à ses craintes, et beaucoup avaient renoncé.

Malgré tout, il restait le fils, la fille et quelques cousins, oncles et lointains parents, habités par le cirque encore plus que dévoués à lui, et désireux de se montrer au monde tels qu’ils étaient, en saltimbanques sublimes, merveilleux dans l’absolue bienveillance de la lumière.

Les dernières recrues pouvaient le porter, le nom des Falco était à qui serait capable de le prendre. Ce nom, qu’importe ! Tout juste une publicité agile que crachent de vifs klaxons dans les cieux des capitales, des pancartes rouges comme des peaux ouvertes, oranges comme des fruits sucrés qui volent vos yeux entre deux feux de signalisation.

Les acrobates, les illusionnistes, les dresseurs, je les admirais en môme ( bien que partageant l’ exercice de leur art) ces hommes et ces femmes aux aptitudes extraordinaires, qui se mouvaient en un seul corps, attrapaient en vous ce qu’il restait de fragile et le transformait en émotion vive, la vraie piqûre de ne pas savoir comment faisait cet autre sur scène, ce marginal, brillant comme de l’or,  pour ne pas défaillir, succomber à la trouille, comme si le fait qu’ils ne tenaient tous qu’au bout d’un simple fil ou aux simples caprices d’une dent de lion, était devenu pour le spectateur le seul moyen d’électriser ses membres, devenus soudainement humbles au fond des gradins d’un cirque.

                                                                         *

…Le premier camion tient lieu de gouvernail, le poisson géant amorce avec lenteur chaque virage, l’animal cirque arrive et s’annonce.                                                   

Ils viennent de loin, et ne s’arrêteront que quelques jours, trois au plus, dans cette petite ville du Vercors. La saison ne fut pas très bonne et l’envie, toujours nichée à jamais au creux des estomacs ; le ventre noué, les pactes avec la peur : ils sont nés avec, chacun des artistes emportant avec lui les mêmes bagages : une joie commune d’enchanter et cette valise de feu qu’est l’art de plaire.

Qu’est ce qui pourrait les faire défaillir, abandonner, sinon une sirène blasée, l’envie d’une vie avec appartement figé au sol et rêves caduques, leur seule devise restera celle d’être arrimés au vent, toujours en partance pour la destination plus lointaine que la précédente, un dépassement perpétuel, une unique route à prendre et l’horreur du cercle, celui qui fait revenir au point du doute : et si je ne recommençais pas, si je les plantais tous avec leurs numéros et leur besoin de susciter l’étonnement, je n’en ai jamais vu un seul lâcher la main de l’autre, les numéros ne se succèdent pas mais s’épousent, s’embrassent, la fin de l’un est déjà le début d’un autre, des petites naissances sur scène, tous les soirs, ils vous montrent l’intérieur de leur ventre, ce qui peut s’y développer en instinct de survie, appétit de splendeur, et autre charme de surhomme.

Ils étaient seuls face à eux mêmes, en l’air, le talon décollé du fil, le corps en lévitation au dessus de bouches affolées craignant de voir s’aplatir sue le sol un de ces génies qui se ferait soudainement viande, pluie, chose, ou être vivant.

J’ai longtemps cru qu’ils ne l’étaient pas, que je les avais dessinés dans mon imaginaire, comme une communauté de personnages inventés, issus de peuples improbables.

Je ne connaissais aucun homme capable de vivre comme eux au fond d’une légende.

Imaginez des bras des jambes, de la sueur, portant le nom d’un mythe, qui s’ébattraient dans l’air comme de petits projectiles divins, des anges se soustrayant au renoncement, s’élançant de leur seule détente avec plus de détermination qu’un fauve affamé, des « gens du cirque » comme on les appelle, ce sont eux qui m’avaient pris dans leur bras, serré comme un frère, et mis au défi de jouer les sorciers du ciel.

J’avais appris le cirque comme on aurait appris à voler, en sachant la chute inévitable mais fragile sous la menace de la détermination.

Il y avait dans ces moments là, une rupture avec les hommes de tous les jours, la vie quotidienne et ses tracas n’étaient plus qu’un petit badge de pacotille traînant par terre.

Il n’y avait plus que des tripes et un miroir planté devant elle, prêt à chuter et remettre les choses à leur place ; un homme capable de tout ça, n’existe pas, ou bien il est mort ou bien rêvé, plus là pour le prouver, il avait de ces personnes qui ne pouvaient vivre que dans nos têtes, très loin dans un univers intérieur où tout devenait possible, mais ici, sous un chapiteau, non, c’était impossible, il ne pouvait pas exister un seul être au monde capable de scintiller ainsi, provoquer le danger avec un si beau sourire, ce ne pouvait pas être ça, la réalité.

Voilà ce qu’il y avait à faire tous les soirs : fabriquer l’impossible…

La fête débarquait, trompettes aux lèvres vers un énième point d’encrage ponctuel.

Le cirque « Falco » était une lourde avancée multicolore et assourdissante, qui, dans le matin glacé, enjambait, gracile, toutes les promesses des belles cités : le grand souvenir qui me reste.

                                                                       **

                                         big big biggest

                                                       

Roberto, un des contorsionnistes, saute d’un camion en marche, trompette en l’air, reprenant cet air des vieux cirques, sa joie est un vieux klaxon, un son strident, une dissonance au dessus des herbes drues.

Les camions se garent.

Un jeune enfant brun et échevelé bondit hors d’un énorme truck, arrache la trompette des mains de Roberto et souffle de toute ses forces dans le jouet couleur or. C’est le petit fils de l’un ou le cousin d’un autre. Et il claironne, l’instrument maladroitement vissé à la bouche, en courant dans l’herbe comme un fauve relâché dans sa jungle verte.

Bientôt il y aura quelques badauds curieux de connaître la lente progression du rêve, les artistes qui soulèvent puis tendent leur chapiteau vers le ciel clair des campagnes.

Ils devront être prêts pour dix-huit heures trente.

Le père inspecte le site et de sa main, trace dans l’air l’emplacement potentiel de la piste.

Deux clowns exécutent ensembles quelques culbutes, celles qui malmèneront la sciure dans quelques heures.

En fin de matinée, les parcs seront établis, les tentes dressées, les animaux logés, et le cirque lui-même aménagé avec ses gradins, ses loges, ses agrès, ses scènes et ses pistes multiples.

Un couple de touristes s’émerveille devant la savante organisation, l’entente du commandement, de l’effort et de l’action. Chaque artiste uni dans un sort commun.

L’installation s’accomplit en silence, sans hâte, au seul son des sifflets.

Tout est concerté.

Sous l’œil de deux contremaîtres, et d’une sorte d’ingénieur improvisés.

Le cirque Falco naît dans l’aube devenue blanche.

                                                                 *

Du temps à flâner est un luxe que nous refusons tous. Ce que nous avons à faire c’est le monde du cirque, tous les jours. Et ce monde ne baisse jamais sa garde, la fougue et la justesse qu’ il requiert comme de la nourriture est une jauge sans fin.

Adèle baille, elle a dormi deux heures, pendant le trajet. Dans son sommeil elle a sûrement refuser le vagabondage de son esprit ailleurs qu’ à l’ intérieur d’ un cirque, ses mouvements, ses nouvelles figures, elle les a inventées en songe, de telle sorte que même s’assoupir ne soit rien de moins qu’ une évasion vers soi-même, une vidéo de son propre spectacle à venir.

Ce n’ est pas un travail que nous avons à faire, c’est une partie de nous qui a décidé de s’ élancer et se dévoiler à son gré, dosant chaque émotion à faire parvenir au cœur du spectateur, un goutte à goutte de sensations fortes que nous allons fixer à son bras. Des machines qui tractent nos accessoires de ville en ville, des cordages qui figent le chapiteau aux places assises sous les lumières orangées,  il n’ y a rien ici qui ne fasse partie du cirque, de nous, il y a en nous le cirque et il a en lui ce que nos veines entraînent.

Des heures d’ efforts, il y en aura, des buts à atteindre par centaines, des limites personnelles à repousser en liesse, au nom du Spectacle, sans geindre, surtout. Faire croire que rien ne se dresse, devant nous. Il faudra apprivoiser ses muscles qui devront taire leur fatigue au lever du rideau ,et la douleur sera en sursis, le temps d’ une représentation, les fronts en sueur mourront contre les tentures écarlates de la scène.

_Merde !

_Adèle, remonte vite fait, reste pas plantée comme ça

_Je me suis fait mal à la main

_Je m’ en fous, remonte

_ si tu me refais le coup de la semaine dernière, je fais rappliquer Clara, elle attend que ça.

_c’est le filet qui te rend faible, la sécurité c’est pas bon

_Je ferai mieux d’ aller me reposer

_ Plus ça va et plus je me dis que t’ es faite pour vivre par terre.

« Le trapèze de la mort » était moins un numéro de cirque qu’une sorte de machine crée pour atteindre le père, accrocher son regard, s’imposer en unique successeur possible ;Carlos avait vite compris que sa place de fils ne lui assurait rien de plus qu’ aux autres.

Ce numéro, il l’ avait imaginé à l’ âge de douze ans, de croquis sur des feuilles blanches en tentatives infructueuses avec sa sœur, suspendus à de fines cordes, récupérées ça et là ; à seize ans, il rattrapait sa sœur juste après l’ exécution d’ un double salto, à vingt il en faisait un triple, il promettait aujourd’hui un quatruple saut sans filet, comme sa propre condamnation à réussir, ce que personne n’ avait encore jamais tenté.

_Tu sais ce que c’est son problème, elle est trop lourde ! Si tu dis pas à cette vache de maigrir un peu je jures de la lâcher en pleine représentation, cette grosse loutre arrête pas de bouffer ! »

je lui dirai, t’inquiète pas, je lui dirai »

Le père ne se mêle pas des disputes entre ses enfants, il ne voit que des querelles entre les artistes, qui n’ ont nul besoin de médiateur, il les voit comme des chiots ,qui se marchent dessus, se mordent, puis rejouent ensemble.

Carlos est en pétard , il paraît que tu forces sur les rillettes le midi »

J’en peux plus de ce type, il a raté le passage et il me fout ça sur le dos »

Fais lui plaisir : au dîner prends de la salade, il va se calmer »

Je te jures, si c’était pas un de ses outils de travail, je lui péterais un bras»

                                                                         *                                             

Le cirque ne connaît pas le silence.

Toute sa ferveur nous suit jusque dans les caravanes.

Les hennissements des chevaux succèdent aux grognements des lionnes, les appels des dresseurs, les rires des préposés aux lumières et puis les engueulades, qui s’ envolent comme des mots tendres au dessus de chaque artiste.

C’est à celui qui aura le plus conscience de ce que la perfection est compliquée à atteindre, surtout quand la notion de chacun en est différente.

On ne pouvait pas parler d’ ego, mais plutôt de personnalités, de tempéraments, de passion au sens premier du terme, Passion la Grande, Passion l’ Aliénante, avec son lot de cris à pousser et de coups à porter.

Avec Carlos il nous était arrivés de nous battre, d’ en venir aux poings, à terre, jusqu’ à l’ accolade et le fou rire. Cette confortable et revigorante connivence me rappelait mes débuts au sein de la troupe et tout particulièrement les premiers mots que j’avais consenti à entendre de ma vie : tu veux être des nôtres ? Alors montres-moi ce que tu sais faire, le môme ! ».

J’avais douze ans, et m’ étais mis en tête , une éclatante carrière « d’homme spectacle », les bras en l’air saluant mon public, le sourire large et éternel.

J’ exécutais pour eux le plus enfiévré des sauts, et Homère , le père, saltimbanque aux pognes velues, me malmenait les épaules et la nuque d’avant en arrière, me récompensant de mon enthousiasme et de ma folie à vouloir être un des sien. Une entente qui ne ravissait pas toujours Carlos.

                                                                                 *

Carlos était un enfant déterminé, avec dans son sang le goût prononcé pour la lutte, entre lui et moi, entre lui et son père, entre lui et n’importe quel mur ; prêt jusque dans ses os, à devenir aussi imposant que son père, presque plus, tant dans les postures que dans la légende. Il le voulait ce charisme, cet instinct de mener une troupe jusqu’ au plus haut point , celui qu’ il se disait seul à voir.

Tout avait commencé dans la cour de l’école, la bouche ouverte devant le charisme naissant de Carlos exécutant des sauts périlleux en lévitation au-dessus de nous. Il n’était là que depuis deux semaines et il avait déjà les  yeux des filles, lesquelles rêvaient, les cartables sous leurs fesses, avec à leur côté la respiration contenue des institutrices qui oubliaient l’heure de la reprise des cours.

Fasciné par son aura, je devins naturellement son second, son acolyte émerveillé, m’entraînant la nuit, dans la chambre, me servant de mon lit comme d’un trampoline.                                                                  

A quatorze ans je faisais partie de la parade foraine familiale.

Le cirque Falco m’acceptait en son sein, et je m’ asseyais aux côtés du père, à chaque repas, comme un fils.

Le duo était en marche.

On changea mon prénom. Le jeune Jean-Jacques devint Lester.

Le duo Lester et Carlos allait marquer le début d’une longue collaboration, une tentative permanente de fusion, comme deux petits serpents emmêlés, à jamais.

Je quittais l’école à seize ans, pour suivre la troupe sur les routes françaises, belges et hollandaises.

Mes parents ont tout tenté pour me dissuader, diabolisant la vie de bohème et de forcené que j’entendais mener.

Quelques temps plus tard je me mariai avec la sœur de Carlos, Adèle, qui intégra le numéro peu de temps après.

Tu sais te faire accepter me dit Carlos, un soir, après quelques bières.

Le trio « les fabulous three » naquit, l’appellation faisant oublier à Carlos l’emplacement jugé injuste de son nom après le mien sur les enseignes.

Celui-ci ayant maintes fois repeint les affiches, inscrivant nerveusement son nom devant le mien comme une légitimité retrouvée.

Le soupir de soulagement, le pinceau encore chaud au fond de la paume, et Carlos revenait sur la piste, ordonnant aux écuyers de bien vouloir s’écarter du centre, qu’ils verraient ce qu’est le cirque dès lors qu’il exécuterait son saut le plus audacieux : « le crazy’nferno »

Un trio l’embarrassait, il avait le sentiment viscéral d’étouffer son art sur scène, ainsi entouré. Aussi devint il sérieusement violent, m’ordonnant tous les soirs de venir se battre avec lui à mains nus sur un terrain vague, comme pour désigner un vainqueur, faire émerger sa tête hors de ce liquide épais et visqueux qu’était pour lui un groupe.

Enlacés tous trois, à saluer l’assistance, et Carlos sentait déjà combien ses jambes devenaient impuissantes, comme ligotées, prises dans les sables mouvants de la fratrie.

A cette époque, nous riions beaucoup de son tempérament et de ses exigences qu’ il voilait à peine, chacune de ses sautes d’ humeurs nous promettait une réconciliation plus forte, à mesure que les années et les numéros nous unissaient.

Nous avions encore beaucoup à apprendre et ne faisions que des remplacements de quelques jours, jusqu’au jour où Homère entra dans notre loge pour nous annoncer la plus enivrante des nouvelles.

Deux semaines plus tard nos noms figureraient sur les affiches officielles, nous serions les trapézistes du cirque familial. « les fabulous three », évoluant dans l’air de mains en chevilles, ondulant comme un seul corps au dessus des autres.

Homère ne manquait pas de venir nous applaudir, sans dire un seul mot, en passant devant notre caravane, frappant des mains, sachant combien ce geste nous tenait au chaud, j’avais trouvé plus qu’un père, plus qu’ un mentor, une reconnaissance juste, objective et un lien indéfectible le goût de l’ effort.

Ses applaudissements je sais bien pour qui ils sont lançait Carlos, il finit par n’attendre de chaleur que de son propre orgueil . Ses éclats de voix après les ratés se firent acclamations envers lui seul. Le public et son allégresse ne lui suffisaient plus.

Il rêvait des mots d’ un père contre lui et lui seul,  et se fichait de celui qui à la manière d’ un chef de chantier, venait remercier ses hommes par une poignée de mains.

Désormais inclus dans un groupe, Carlos ne sentait plus aucune attention du père lui être destinée en particulier,  il ne voyait plus que de vagues salutations identiques à celles envoyées aux tierces personnes qu’ Adèle et moi semblions représenter à ses yeux.

J’apprenais à leur côtés comme il était difficile pour un père de savoir qui était son fils et pour un fils, de mériter son propre père.

La famille Falco s’ agrandit deux ans plus tard lorsque mon fils Barnabé vit le jour.

J’envoyai un faire part à mes parents, d’une petite ville de lorraine où nous allions rester trois jours.

Adèle reprit les répétitions quelques semaines plus tard.

Entre temps, nous avions évidemment dû modifier certaines figures, jusqu’à ce que Carlo décide de remplacer Adèle par Clara.

Carlos lui apporta un bouquet de lys blanc, le matin de son retour, avec ce petit mot : « Clara apprécie de faire partie du trio, sois une bonne mère ».

                                                                     *

Puis Homère tomba gravement malade, une sorte de cancer lui mangeait le sang, le souffle court, il donnait ses directives du fond de sa caravane.

Chacun de nous allait lui tenir compagnie, quelques heures par jour ; un soir il me demanda de rester un peu plus longtemps, que j’ avais des choses terriblement importantes à entendre.

Même Adèle ne devait rien savoir.

Il me fit promettre de garder secrète cette conversation, qu’ elle serait sans doute l’ ultime tant ses forces s’ amenuisaient.

Les médecins n’ y pouvaient rien, et Homère ne croyait pas en l’ acharnement, ne pas savoir partir, disait-il, serait comme un numéro très mal conçu.

Barnabé était avec moi et ne comprenait pas grand chose à la fin physique d’ un être.

Il l’ envoya de sa voix la plus profonde, depuis ses dernières forces, jouer avec un des clowns, qui passait devant la caravane.

Il a pas son nez, et pas de costumes ! C’est pas un clown »

Homère a dit au petit, toi, je sais pas ce qu’on va faire de toi p’tit con, un vrai artiste en reconnaît un qu’il soit costumé ou non.

Le père s’est assis, a bu un grand verre d’eau, et m’a demandé « où étaient passées les petites troupes qui allaient de villages en villages, s’arrêtant au bord des nationales, quelques curieux s’approchant d’elles.

Et les artistes acceptaient comme salaires de maigres oboles, et repartaient, mélancoliques et lents, comme des symboles inébranlables de vérités. »

Il a dit ce sont là les paroles d’un poète, je ne me souviens pas de son nom, mais il l’a dit et même écrit dans un putain de bouquin que je n’ai pas lu en entier, tant tout ce qu’on peut dire ou imaginé sur le cirque est faux. Le cirque itinérant , c'est aujourd'hui toute une armée en marche qui tient plusieurs kilomètres de route avec ses tracteurs, ses camions, des trains ! je ne suis pas fatigué à cause de ça, on n’a pas eu les subventions pour la prochaine tournée, on est cuits. On en ramène pas assez de fric, on a des monstres en face, les russes, ils se déplacent avec une piscine,  du matériel plus imposant que le nôtre, je suis d’ accord, c’est pas ce qui fait de bons artistes, mais le show qu’ ils donnent…je suis allé les voir le mois dernier, j’ ai rien dit en revenant, je me suis senti vieux et dépassé, on est loin d’être une de ces grosses machines, tu vois bien…c’est ce que les gens veulent…je sais…J’ai une putain de maladie qui va me faire tomber bientôt. Je t’en parle avant tout le monde parce que t’es le moins idiot. Je critique pas ma propre fille, ni les autres, non c’est pas ça, enfin voilà, j’apprendrai la nouvelle aux autres ce midi, au déjeuner. Pense à ce que je t’ai dit, t’en auras besoin, je connais un peu Carlos tu sais…Je sais ce qu’il pense de ce vieux cirque…

                                                                               *

                                                    delirium

L’enterrement du père ensevelit le cirque Falco tel qu’il avait été rêvé.

Fini l’errance, les entrées d’ argent approximatives, voire fictives, il fallait plus que vivre, et Carlos s’ était donné cette mission, de redresser ce mythe qui s’ était affaissé, par la faute seule du père disait il, et je vais remédier à ça.

Il vira les jongleurs, les clowns, et le dresseur de chiens.

Il  garda Richard, le dompteur de lionnes, et fit de lui une sorte de bras droit fidèle à sa vision d’un cirque nouveau. L’ image d’ un père sans en être un, et par conséquent une encre effaçable.

Mon père était bien gentil, mais ils nous menait tous à la banqueroute, c’est fini le temps où les clowns se nourrissaient de miettes de pain, on a les russes en face et ils viennent s’installer près d’ici dans peu de temps, c’est pas avec des balles qui volent et des perruques qu’on va pouvoir les dégommer » ».

Carlos était fasciné par le spectacle des lionnes, et attribuait à Richard la même férocité, la menace sous-jacente de ces bêtes. Il aimait à ce que chaque spectateur s’imagine les chairs à vif sous les crocs déterminés, il voulait plus que le spectacle, il voulait le public.

Le choix, vous l’avez, on peut se laisser bouffer par les russes ou se défendre, c’est mon cirque et j’ai choisi l’offensive, à ma façon »

L’équipe devait changer. Carlos voulait le music hall, mais aussi plus de folie, et le danger.

Faire peur à tout autre cirque qui oserait se prétendre plus grand cirque de tous les temps, il voulait couper une à une les têtes de tous ceux qui s’opposerait à sa fulgurante ascension.

Il voulait des vainqueurs, des têtes d’affiche, faire de son cirque, celui qui allait étinceler très loin très haut et plus encore. Le cirque Falco fut également retouché dans son nom : il était désormais le cirque platinum.

Il fallait changer le programme, envisager des dépenses lourdes et se serrer la ceinture, et tout cet appétit assurait-il, serait un jour payant.

                                                                           *

Carlos est parti, pendant plusieurs semaines, laissant Richard aux commandes, nous ne faisions que quelques représentations par semaines, à peine, trois.

Nous étions peu et nous ne pouvions qu’ assurer un spectacle de voltige, un autre avec nos lionnes, puis les reptiles.

Parfois nous avions des nouvelles, Carlos sillonnait les routes d’ Europe, il nous appela même de Russie, ce pays qui nous faisait tant trembler.

La nouvelle équipe allait voir le jour, je me demandais souvent pourquoi il m’ avait gardé, je l’ ai compris des années plus tard, lorsque j’ ai enfin retiré l’ écran de fumée qu’ était la fascination, et entrevu ce cirque comme une sombre entreprise, avec à sa tête un homme véritable et mortel, guidé par la tentation de son ascension au même titre que l’ était son propre navire, attiré lui aussi par le magnifique, l’ énorme, l‘ invincible ; tous deux concoctant la chute de l’ autre, et il n’ y avait plus de cirque, plus d’hommes, la machine unique qui existait autrefois s’ était muée en piètre carlingue avec des confettis et des tickets piétinés, tout autour d’ elle.

Homère était mort , certes, mais derrière lui il avait laissé bien remuantes, ses dernières volontés, et son appétit du spectacle, la liste de ce qui ne devait jamais céder.

Il me l’ avait tendue en mains propres ce soir où le cœur a lâché.

Carlos revint, une semaine plus tard, accompagné de cinq nouveaux arrivants, qu’ il nous présenta comme de nouveaux produits à mettre absolument sur le marché, qu’ on se les arracherait jusqu’ à les dépiauter. J’ ai compris ce soir-là, (et tout décidément allait devenir de plus en plus lisible),  que les délicats fantômes qui composaient nos vies d’ avant, ne seraient plus très longtemps des nôtres, évincés par  la rutilance des rêves de Carlos.

Dans son regard nous y lisions : voyez un peu ce que je vous rapporte, vous qui n’ êtes que des… Que des?

Nous avons fait connaissance ainsi, devant les caravanes, certains ne parlaient que des langues inconnues de nous tous, balbutiaient un anglais appris dans la rue.

Ce sont de sacrés gars, vous allez voir ça… »

Le soir au dîner, Carlos nous a longuement présenté Sven, le tchèque, spécialiste de la barre russe, il a fini son repas et devant nous tous, a exécuté un numéro incroyable, et le dépassement de soi que nous croyions connaître, ne ressemblait plus qu’à de vains efforts, de l’inconsistance et de l’ amateurisme.

Carlos souriait, et se léchait la base des dents.

Et je ne m’inquiétais pas tant pour l’appétit de puissance de cette masse froide que pour les yeux qu’il donnait à Adèle.

_ « Alors Adèle, t’as plus faim ? »

Et Carlos éclata de son pire rire, connaissant déjà le ton des jours qui allaient suivre.

                                                                      *

Qu’on oublie les armées de clowns se laissant maladroitement tomber à terre, qu’on oublie les farces et la jonglerie ! Il vira les clowns, tout ce qui paraissait « saltimbanque », divertissement rétrograde et « cirque Falco ».

Tous les jours il lisait les critiques sur chaque cirque qui se produisait, il décortiquait chaque phrase, se demandait quelle portée avait chaque mot et à l’intérieur de cette obsession du trottoir d’en face, s’interrogeait sur les nouvelles directions à prendre, la responsabilité d’être le meilleur, l’enseigne à changer, les numéros à enterrer, comment se dépasser.

Et toujours le même nom qui revenait, l’extrême adresse, la fantaisie hors du commun, les palpitations à la vue du cirque des frères Riberowski.

_« Si un de vous me propose de la pantomime et des costumes à paillettes, je le virerai comme un chien sans race ».

Les représentations, il es fallait étourdissantes bien sur.

Il fallait l’Impossible, le vrai, pas celui que nous voulions imiter auparavant. Le petit impossible pale qui nous levait le matin, ce petit impossible ridicule qui trébuchait aujourd’hui sur n’ importe quel obstacle de sa route étroite.

Ce n'était plus un spectacle mais deux, quatre, six spectacles qui s'exécutaient en même temps  sur les trois scènes et les trois pistes du cirque.

On fit imprimer « cirque Platinum » en lettres rouges sur tous les murs possibles.

Remplissez moi les rues de ce nom, les flancs des bus, qu’on ne scande plus qu’une seule chose dans toutes les villes !

Les affiches  ne mentaient pas. Les prodiges humains étaient là. Les propos de Carlos devinrent des cris , ses chuchotements se transformèrent tous en menaces prêtes à tout pour être à la hauteur de leur point d’ exclamation, les yeux de Carlos, injectés de faims diverses ( puissance, éclat, immortalité ), circulaient autour de nous pendant les répétitions, son étrange rictus à la vue d’ une chute donnait à ses jours des airs de luttes inégales entre l’ humain et le sublime. Nous connaissions désormais la peur.

Les jeux des éléphants, les exercices aériens et le globe automatique, les échelles japonaises, les curieuses gravitations de la boule fantôme,  les remarquables créations sur trapèze volant.

Que l'on oublie la dizaine de chevaux de toute taille, de  toute race, de toute robe disposés en cercles concentriques, guidé  par un cheval, et par son cavalier, venant se regrouper avec une docilité parfaite, et se former en pyramide.

Carlos avait ramené de l’ argent, en pagaille de ses voyages multiples, et lorsque je lui demandais comment il avait fait pour en obtenir autant, il répondait que de toutes façons je ne pourrais rien comprendre à l’ envergure ou bien la ténacité.

Carlos fit inscrire son nom devant ceux des autres sur toutes les affiches, que les nouvelles lettres de noblesse du cirque soient désormais les mêmes que celles de son prénom, qu’elles aveuglent des quartiers entiers, des villes s’il le fallait mais que ces affiches soient vues depuis les plus hautes tours du monde entier.

Et le monde entier n’avait plus qu’à se plier, courber l’échine, comptant les jours qui le séparait des plus étonnantes représentations jamais connues.

                                                                               *

Nous étions désormais installés au cœur de Paris, fini les longues routes , les tristes nationales interminables, les arrêts sandwich sur les bas côtés, ce n’ était plus le ton.

Tu sais Lester, Adèle, elle ramollit, va falloir la secouer, son numéro avec le ruban il est pas au point, ça manque de pêche et tu sais ce que je dis de tout ce qui freine… »

Ma femme, tout là-haut se préparait à descendre comme une fée le long d’un arbre tendre.

Adèle, recommence moi tout ça, au moment où tu attrapes le ruban, je veux un saut gracieux malgré la graisse, tu ondules trois secondes autour, menaçante comme une couleuvre, je veux ta tête à l’envers, je veux que le public flippe de te voir tomber, c’est ça le cirque, les gens veulent que tu soies au bord, prête à craquer, ils veulent le dernier moment, recommence, t’es là depuis toujours et c’est tout ce que tu peux donner ! »

Fous lui la paix, elle a pas besoin de faire tout ça pour donner un beau numéro, arrête Carlos »

Non elle va le faire, elle sait où est son intérêt »

Adèle, descends fais pas ça ! »

Concentre toi, donne moi ce que je veux »

Adèle a glissé tout le long du ruban, ses chevilles impuissantes ne ralentirent pas sa chute…

Dire qu’ un jour, vous n’ existerez plus…professa l’ ombre de Carlos.

                                                                             *

_ça suffira pas, un des russes m’ a parlé d’ un truc un peu dingue, ça me paraît irréalisable, mais je crois qu’ on n’ a plus que ça à faire, des trucs impossibles, j’ ai raté mon quatruple hier, je l’ ai raté ce matin, et puis je pense à ce que m’ a dit ce russe.

_contente toi du triple, il est impec ce numéro !

_t’ y connais rien Richard, t’ es qu’ un dresseur de chats qui se contente

_Lester pense la même chose que moi, il est nickel le show

_Lester c’est une carpe et tu sais ce que font les carpes ? Elles attendent comme des connes la bouche ouverte a la surface de l’eau qu’un peu de bouffe tombe dedans, je suis de la race de ceux qui disent quand et ou tu bouffes, alors a partir d’aujourd’hui c’est moi qu’on écoute

_Tu vois p’tit con si t’étais un vrai chef on t’écouterai sans que t’aies à le dire

_Toi et tes lionnes a la con vous pouvez vous tirez

_ on va pas se tirer, tu vas nous garder parce que la carpe que t’es a besoin de ça.

C’est pas moi que tu vois c’est ton vieux con de père et c’est ce qui te file les crocs !

_Tu te barres dès demain matin, je te remplace

_Par quoi tu me remplaces, et c’est quoi cette fameuse idée des russes ?

_tu seras plus là pour le voir.

                                                                        *

                                              cannibalisme

Richard en était à son troisième départ de la troupe depuis la mort du père, il revenait toujours, Carlos a son bras lui expliquant ce qui clochait parfois en lui, et que la colère qu’ il ressentait, n’ avait trouvé que sa bouche comme refuge.

Le goulot collé contre les lèvres , Richard décorait à nouveau sa loge, posait ses cadres et entreposait ses fioles d’ alcool dans un tiroir, sous ses dizaines de paires de bottes, à l’ intérieur des bottes, dans les poches de ses costumes, derrière les rideaux.

De plus en plus, pensait Carlos, il en planque de plus en plus.

_«  je veux qu’on retire les cordages, je veux que le spectateur se sente minuscule, fragile, je veux qu’il en ait pour son fric, qu’il pense pouvoir toucher les pachydermes et sentir l’haleine des lionnes. »

t’es un vrai malade on peut pas faire ça ! »

j’ ai une idée en or pour les prochains shows, tes félins ressembleront à des chiens de grand mères à côté,  alors sois aussi dociles qu’ eux »

_« c’est quoi ton idée de génie, à moins que ce ne soit encore les lubies de tes petites perles de l’ Est ? »

_« des requins, et un numéro avec eux, dans une piscine »

_«T’as flingué qui pour avoir tant de fric à mettre dans tes numéros de tarés ? »

si tu t’opposes, tu peux te barrer mais ta bibine tu te la paieras comment ? »

Richard anesthésie à nouveau son envie de jeter Carlos au fond d’ une cage pleine de fauves. Il a vu cette scène se jouer au travers de centaines de bouteilles, il se souvient du cirque « Falco » tel qu’il y était entré. Au fond de son ventre il ressent le trac des dix premières minutes avant l’arrivée de monsieur Loyal, les costumes, la sciure qui vole, et l’ odeur de la sauvagerie derrière ses cages.

Il se gifle, revient à lui, la piste circulaire, n’ est plus maintenant qu’un petit rond tracé dans l’espace avec de la fumée de cigarette. La dernière bière touche à sa fin, glisse dans la gorge triste.

Une musique retentit, tellement différente de celle qui nous appelait d’habitude que personne ne court vers elle, Carlos frappe à nos portes, aboie nos noms. Les mains des spectateurs battent la mesure de l’ appétit du sort incertain de l’ autre, elles semblent réclamer  des crocs, de la bave entre les crocs, des fils très fins, l’ agilité improbable, ces artistes-là ne sont pas comme nous semblent penser l’ assistance, ce sont des invertébrés, des êtres au dessus, les corps sont différents, les os ne sont pas à leur place, ce qu’ ils offrent c’est la sublimation de corps qui ne peuvent pas être les nôtres, Carlos exulte, cette façon de penser il la connaît bien, il fait la liste de ce qui produit le danger, accroît la menace, il pense à ses trois requins qui vont bientôt arriver par camion, en fin de semaine ils seront là.

_où est Carlos, des camions ont débarqué, il nous faut une signature, une livraison de je ne sais quoi, un truc immense…

_il regarde encore une saloperie de documentaire sur les requins

« Des espèces de requins sont si agressives et avides de sang que certains spécimens se mangent entre eux dans le ventre de leur mère, celui qui s’ en sort est celui qui aura droit à l’ appellation de terreur des mers… »

_Carlos il nous faut une signature, trois camions sont là et t’ attendent…

_j’ arrive.

« une observation des plus touchante nous montre que les requins ferment les yeux en mangeant… »

                                                                           *

_Devant le succès des cirques concurrents, j’ ai pris la décision de tenter un show particulier, peut-être le plus dangereux jamais élaboré. Sven en a eu l’ idée, le spectacle est simple, un nageur insouciant tombe dans la piscine, se laisse pourchasser, danse avec le squale, puis sort de l’ eau juste avant que les mâchoires grandes ouvertes ne lui arrachent des membres.

_je t’ ai toujours trouvé malade, mais je te respectais en tant qu’ artiste, là tu perds les pédales, on s’ en branle des russes…

_oui je me doutais que mes petites carpes s’ éveilleraient au son de l’ effort

_là c’est la mort assurée, ça va mal tourner

_il existe un répulsif à requins, c’est blanc comme du lait et ça se mélangera à la flotte juste avant le show, Sven craint rien du tout.

Il fallut des mois pour approcher les requins sans crainte, des spécialistes se tenaient au bord de la piscine, dirigeaient Sven comme de petits chefs d’ orchestre pétrifiés, Sven fut blessé à plusieurs reprises, bien que les animaux aient bénéficié d’ un semblant de dressage en plus du fameux produit chimique. Ils étaient arrivés très jeunes, et s’ habituaient petit à petit à la présence humaine dans leur piscine. Leur instinct de tueur, semblait s’éteindre petit à petit, au fil des mois, et Carlos n’ en était pas peu fier.

_Si je buvais pas , je te dirais merde et je fouterais le camp.

_ça va marcher mon ami, on va pulvériser nos concurrents à la con. On en fera des danseuses en tutu.

Lorsque les requins atteignirent une taille suffisamment impressionnante aux yeux de Carlos, on changea les affiches. Des mâchoires ensanglantées nous servaient d’ appât à spectateurs.

« Jaws on you » allait être le spectacle le plus impressionnant de l’ histoire du cirque international.

                                                                           *                                                          

Carlos avança la date et le soir des « mâchoires » eut lieu bien avant l’ heure conseillée..

Malgré les conseils de prudence, Carlos avait décrété qu’ ils étaient prêts.

Sven s’était blessé le matin même à la barre russe, et Carlos n’ hésita pas une seule seconde, il enfila la combinaison de plongée, comme si ce moment avait été programmé pour lui depuis toujours, il semblait préparé encore plus que ne le fut Sven.

_« Ça va aller, il a rien du tout il peut faire le show »

_il a la cheville gonflée comme un pamplemousse

_alors  on annule, ce sera pour un autre soir »

_t’as peur pour moi, on dirait un petit frère, je vais chialer.

_On repousse le numéro

_« les gens ont payé pour voir ça, on a l’ air de quoi si on annule, tu penses comme un raté, Lester »

_« t’es malade »

_« oui tout comme mon père quand il a cru en toi »

il est vingt heures.

La foule est ivre. S’attend au pire et a payé cher pour cette forme d’ extase.

Richard sent que l’ alcool prend. Il voit trouble. Il se sent défaillir.

Sven est tétanisé,  Carlos lui glisse quelques mots à l’oreille.

Au dernier moment mon numéro a été annulé. Si je m’ opposais je n’aurais qu’à postuler dans un autre cirque , celui des années révolues, avec mes numéros rétrogrades.

Averti avant ? non on ne fonctionne pas comme ça dans la réalité mon petit Lester.

Je m’en remettrais selon ses propres termes, et si ce n’était pas le cas, je n’aurais qu’à chercher du réconfort autour de la tombe de son cher père.

_c’est Richard qui ouvre le bal ma cocotte.

Il faisait craquer chacune de ses phalanges.

Il n’y avait plus que la concurrence et ses lois ternes, que les gens reviennent et paient pour ressentir à nouveau cette peur. Qu’on oublie le cirque des russes.

Carlos assure que l’expérience de Richard peut lui permettre d’enfoncer la tête de n’importe quel enfant au fond de la gueule d’une de ces lionnes sans que rien n’arrive.

Richard demande à n’importe qui présent dans le public de venir sur scène, personne ne bouge, il y a le cirque et une assistance statique, il y a la peur et les yeux en sang de Carlos, les appels de Richard  et puis ses cris : «  sitzt ! ».

Richard est soul. Peine à garder le dessus sur les fauves. Mais l’amour du cirque le maintient droit et raide comme un tuteur.

Un spectateur se lève et présente son cigare à un lion.

L’animal est furieux, il panique.

Les autres animaux refuse d’obéir.

L’animal brûlé à la gueule se sauve, les autres deviennent fous à leur tour…

Richard recentre ses bêtes, dans un dernier élan,  il titube et les lionnes flairent le déclin au fond de lui. L’une d’ elles s’ approchent de lui et le lèche comme un cadavre.

Le chaos prend méthodiquement les mesures de ses victimes ce soir.

Les lionnes finissent en rang, apaisée par je ne sais quel miracle, les effets de l’ alcool en Richard se dissipant.

_« Espèce de poivrot, t’ es viré ».

_« méfie toi d’ un poivrot enragé, petit rien du tout »

Carlos arrive sur la piste. Engueule le spectateur insouciant. La musique retentit. Les spectateurs partent furieux et abusés. Tout est terminé, raide.

On annonce l’ arrivée des requins.

Beaucoup de spectateurs reviennent à leur place sous les suppliques des enfants.

Richard rentre ses bêtes. Ferme les cages. S’excuse auprès de ses fauves chéries.

Qu’il faudra lui pardonner. Il caresse les barreaux.

_Richard, on n’ a plus que trois minutes, tu t’ occupes du répulsif !

_oui.

Le grand aquarium fait son entrée dans une musique assourdissante.

_on s’ est occupé du répulsif ? Tout est ok ?

_il faut demander à Richard, c’est lui qui s’ en occupe.

les requins se meuvent comme s’ils découvraient l’ espace.

Ils sont anormalement remuants.

Je tente une dernière fois de dissuader Carlos.

Sven le rattrape.

_C’est un cirque ou un centre de détention pour incapables, tu crois que je t’ ai déniché dans ton patelin dans l’ Est pour que tu joues les dégonflés. J’ y vais. On m’ attend »

Richard éteignait puis rallumait un briquet, nerveusement. Il était comme une lionne affamée, intéressée par une biche bien grasse.

Et Carlos plongea.

Arrêtez tout ! »

Les requins ont paniqué. Et Carlos n’ a pas eu le temps de nager suffisamment vite.

Les mâchoires affûtées comme la haine se sont plantées sur les membres de Carlos. Les lambeaux giclèrent à la surface en un macabre clapotis.

_qu’est ce que t’ as mis dans la piscine, enflure !

_rien du tout, j’ai éliminé ce taré sans rien faire.

                                                                                *

le chapiteau fut évacué.

Il y avait donc un ordre dans toute chose, une sortie parfaitement indiquée pour chaque utopie.

Comme une annonce de numéro, une mécanique huilée pour la décadence, la succession des horreurs.

Nous venions de vivre un dépeçage en règle de tout ce qui pouvait définir autrefois beauté et féerie.

Une fois le cirque vidé de tous les témoins du carnage, j’ ai trouvé Adèle évanouie par terre, une bouteille de lait entamé à la main.

J’ ai vu en une fraction de seconde les visages de tous ceux, y compris le mien, qui avaient conçu une certaine idée du cirque, et puis celui qui avait voulu la faire évoluer dans un triste sens.

J’ ai vu la hargne dont nous avions tous fait preuve depuis des mois, j’ ai vu l’ ironie et le sourire d’ une chose éteinte, étouffée.

J’ ai arraché la brique de lait des mains d’ Adèle, puis l’ ai enfermé dans un sac en plastique, j’ ai enroulé une corde autour du sac, ai accroché un poids, ceux qui servent à tendre les cordages et maintenir droit le chapiteau, j’ ai couru jusqu’ à la rivière et je l’ ai laissé couler.

Quand la grande bâche s’est endormie, sur le sol, on entendit un étrange silence, comme si nos voix à tous s’étaient tues, écrasées par le poids d’ une trop lourde aventure ou bercées par la fin d’ une sombre histoire.

Quand j’ai vu les lionnes, tranquilles, léchant le sol de leur langue appliquée, elles semblaient le libérer des dernières traces de viscères  du vieux dresseur évanoui.

Nous avons trouvé des papiers à moitié brûlés dans la loge de Carlos,  il avait fait durant son voyage des représentations dans des cabarets à Moscou, tenté d’élever son prénom comme un mythe inébranlable sous des cieux lointains, .puis, condamné à admettre son échec, avait vendu le cirque « Platinum » à un sombre homme d’affaires qui le menaçait, selon Sven et l’ astreignait à des rentrées d’ argent hebdomadaires impossible à honorer.

Et le requin avait fermé ses yeux de bonheur, que la viande ait appartenue à un frère ou non.

Son erreur n’ avait pas été de confier à un autre la tâche du répulsif, ni d’ en vouloir toujours plus, il lui avait suffit d’ oublier de s’émouvoir pour torpiller son propre mythe.

Carlos avait eu l’ambition d’être un astre, une chose irréelle, lisse comme du métal. Eprise de cet étincelant destin individuel, son ambition avait foncée, la tête la première dans la charpente inébranlable d’ une famille de cirque.

Nous avons posé une petite stèle près du drame encore frais, songeurs devant ces mots qui avaient construit la vie de Carlos :

« Si le cirque vaut des hommes, leur sang, et leur nom, je veux bien le lui donner. »

                                                                           Fin.

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